vendredi 5 février 2010

& Vases communicants

Quelqu'un a dit : « …pourquoi ne pas imaginer, le 1er vendredi de chaque mois, une sorte d’échange généralisé, chacun écrivant chez un autre ? Suis sûr qu’on y découvrirait des nouveaux sites… ».
Grâce à ces vases communicants, Gilles écrit une de ses belles et inimitables "Lignes de vie" ici et moi, je raconte une de mes esperluettes, là-bas, chez lui...
Un partage d'écriture et d'émotions...

Soif
texte de Gilles


Nous buvions des quarts d'eau coupés de vin.
Nous étions souvent sept ou huit assis les pieds dans le fossé, à l’ombre de la haie, dans l’odeur du foin sec. Les machines étaient arrêtées en travers du pré comme des pantoufles jetées au hasard ; les torses en sueur des garçons ressemblaient à des livrées d’hommes grenouilles sortant de l’eau ; sur des torchons de lin brodés à leurs armoiries, les femmes disposaient des tomates au col vergeté de cicatrices dures, une douzaine d'œufs durs au jaune presque noir, deux ou trois couronnes de pain de quatre livres, quelques fromages de chèvre cannelés de la paille du séchoir, un saladier encore entorchonné de morceaux de poulets. Les hommes ouvraient leurs couteaux, l’odeur fugace de l’acier de leurs lames s’additionnait à celle tendre et pâle du blanc des poulets. Hommes, femmes, enfants, nous parlions tous des différents états du foin.
La cruche en grès gris avait attendu au frais dans le fond du ruisseau, sous la haie, le col perlé de gouttelettes de condensation. Les bouteilles de vin tirées à la feuillette de la cave emmaillotées de journaux à demi couchées dans le panier d’osier. Le père versait un gros doigt de rouge dans le fond de chaque quart en fer blanc bosselé. L’odeur unie du vin et du métal flottait dans le parfum du foin. Nous prenions la cruche à plein ventre, un bras sous elle, et parmi les conversations son glouglou jetait à grandes respirations des paquets d’eau dans nos quarts. L’odeur du vin et du fer devenait moins aigre, moins acide, moins métallique, comme les groseilles sous le sucre.
Nous portions à nos lèvres le quart plein à raz bord. Par nos doigts serrés sur l'oreille de son anse, nous sentions le balourd de l’eau rosée osciller, aller, venir entre les bosses et les creux du fer blanc, parcourue de reflets vifs comme des gardons. Nous apposions nos lèvres sur le bord arrondi et le goût du métal mouillait nos palais. Puis nous inclinions le gobelet. Quand le liquide entrait dans nos bouches, nos dents crissaient.
Alors un long frisson alchimique nous parcourait, d'eau et de vin et de métal et, assis, nous repensions autrement à notre effort tout à l'heure, quand nous hissions les bottes de foin bleu sur les remorques tanguant dans le pré telles dans le lointain sur le canal les lentes péniches.
Jamais plus qu’en cet instant nous n’avons senti le bonheur d’être hommes, la simplicité sans phrase, l’évidence du travail ordonné en rangs réguliers sur ces remorques ventrues à l’ombres desquelles nous marchions, manche de la fourche sur l’épaule.
Jamais boisson ne fut plus simple, plus désaltérante, plus souvenante d’elle-même.
Ni temps plus clair que cet été.
Le travail fait.
L'eau et le vin dans le fer de nos quarts et tout ce foin sec devant nous.
Et notre belle soif.


Les autres vases communicants :

24 commentaires:

  1. J'aime bien quand tu racontes des cartes postales aux couleurs d'antan...
    A te lire, on peut presque respirer l'odeur du foin, goûter la saveur fraîche et râpeuse du vin des hommes et sentir la chaleur de ces journées de labeur au soleil...

    Comme c'est beau quand tu dis: "Les hommes ouvraient leurs couteaux", "les bottes de foin bleu" et "les remorques ventrues à l'ombre desquelles nous marchions"!

    Merci pour ces doux instants de nostalgie paysanne...

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  2. Notre belle soif de complétude et d'éternité, nous qui refaisions les gestes immémoriaux des paysans...

    Magnifique !

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  3. Du massif, du sensuel, du vrai ... qui me donne là, envie d'être un homme. Un magnifique texte !

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  4. Cela fait de la lecture pour le week-end.. Je reviendrais.

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  5. Nom de d'la, ça me donne envie de relire Giono et Bosco d:) Superbe.

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  6. Superbe, les gestes et les mots simples de la vie, humain tout simplement.

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  7. le temps s'étire... le soleil brûlant et la fraicheur de cette pause ... lumière violente et ombre des arbres , l'herbe qui pique le dos quand on s'y allonge épuisé du travail , le goût frais des nourritures simples .... c'est un tableau des impressionnistes ,ma parole..chapeau!! ( de paille)

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  8. très jolie idée epamin' :-)
    et quel beau texte ! tu as raison quand on le lit on y est !
    belle soirée epamin'

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  9. J'ai tellement ressenti ce contentement simple de soi, après de longues journées passées à travailler la terre, à la servir, à contempler le beau travail. Ces instants de fin de journée ou le corps a tout donné , et dans un relâchement, s'allonge a demi pour épancher une soif légitime, sont divins. Divins et éphémères car en bon paysan, il faudra en rentrant, penser déjà au lendemain, tant la terre ne s'arrête jamais.
    Très beau texte en tout cas, félicitations à l'auteur et à "l'éditrice d'un jour".

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  10. Je suis très honorée "d'éditer" un tel texte...
    Merci à vous tous pour vos commentaires chaleureux, bien mérités par l'auteur!

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  11. Le beau travail, oui.
    Silencieux, désarmé face au veau d'or, à la société du spectacle, aux traders.
    Merci de vos lectures, merci de ton accueil Epammin', ces vases sont une belle idée.

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  12. Ce billet me fait irrésistiblement penser aux peintures de Julien Dupré. Je vous donne un lien qui vous permettra de voir un diaporama de quelques uns de ses tableaux.

    http://www.youtube.com/watch?v=9XoaF_XFZBo

    Encore bravo pour cet article bucolique à souhait.

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  13. Oui Gilles, votre belle soif, en effet et ton talent pour nous la faire partager.

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  14. Toujours des textes bien ciselés ce Gibi. Bravo !

    Epamin', je vais corriger. J'étais persuadé que vous étiez dans la liste. Mes plus plates excuses.

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  15. Pas grave, Arf! Je me doutais bien qu'il ne s'agissait que d'un oubli...Allez, viens boire un verre de vin (chaud, à c'heure!)avec nous!

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  16. Des vases communicants ... Ou "s'embarrasser" de principes bien sympathiques ...

    Je vous embrasse, Chère Epamine

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  17. Comme vous le dites, chère Nathalie, bien plus sympathiques que les "Embarras de Paris"!

    Bises épaminées!

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  18. Expérience intéressante. Le texte est de qualité.

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  19. Merci à toi, Diabolo-Snake!

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  20. Belle et riche idée que ce regroupement "dans des vases communicants"... Si je peux vous aider à illustrer un texte avec une photo, n'hésitez pas à me communiquer les thèmes, j'essayerai de mettre vos mots en images... Amicalement.

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  21. Merci de cette visite, l'Ecureuil et je prends note de ton amicale proposition!

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  22. Je viens, j'admire, j'applaudis, je savoure l'été de Gilles, et le repos dansl'odeur du foin. Je voudrais un beau torchon brodé aux armoiries disparues.
    Une splendide idée, ces vases communicants : je vais les visiter un à un.

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  23. Merci pour votre visite et bonne lecture.

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