vendredi 17 février 2017

& A l'abri

Rue de Paris, temps de pluie (1877) de Gustave Caillebotte
Je me souviens très bien du jour où je l'ai vu la première fois…

Il était d'une rare élégance, chic sans être archaïque, très distingué sans être guindé. Il me plut instantanément et je me suis dit que j'aurais fière allure, pendu à son bras.

Sans fantaisie aucune, d'humeur toujours sombre et d'humour souvent noir, je n'avais guère ma place au milieu de mes congénères bariolés, excentriques, qui passaient leur temps à rire comme des baleines et à faire mille contorsions pour réussir à s'enfermer dans de minuscules sacs de couchage.
Pourtant, malgré mon air austère et mon "tape-à-terre", je frémis de la poignée lorsqu'il s'approcha de moi. Je n'étais pas tombé de la dernière pluie: j'avais mes chances. Il m'attrapa délicatement, se dirigea vers la porte et là, pour la première fois de ma vie, je vis le soleil…

D'un geste précis, en m'ouvrant, il ferma le ciel. Épanoui comme une fleur d'été, je découvris la rue un bref instant puis il me referma doucement et lui et moi rentrâmes à l'intérieur.

"C'est bon! Je prends celui-ci!

- Excellent choix, Monsieur le Procureur!

- Pensez-vous que je serai bien à l'abri avec lui?

- Sans aucun doute, Monsieur le Procureur ! Il est de plus fort raffiné…

- Il est vrai. C'est que, voyez-vous, je suis comme ces gens qui n'ont aucun souvenir, j'ai toujours une peur panique du lendemain, surtout avec mon métier!

- Je comprends, Monsieur le Procureur ! Mais vous n'avez rien à craindre.

- Je le crois, en effet! Un ami très proche m'a dit la semaine dernière qu'il suffisait d'ouvrir les parapluies pour n'avoir aucun problème. Celui-ci est le quinzième. Vous pensez que c'est suffisant?

- Vous n'aurez aucun pépin, Monsieur le Procureur, avec tant de parapluies ouverts mais évitez de les ouvrir à l'intérieur: ça porte malheur, paraît-il!"

Chic et élégant, mon procureur, évidemment, mais prenant tout tellement au pied de la lettre que je suis certain qu'un jour, on va le voir, siégeant dans l'eau de la mer, tenant d'une main le dernier best-seller et de l'autre: moi! 


Dans ce défi, il fallait utiliser le mot "procureur" et la citation de Georges Wolinski :
"Les gens qui n'ont aucun souvenir ont toujours eu une peur panique du lendemain."

mercredi 15 février 2017

& La mayo du fils à Marcel

" Que ceux qui achètent la mayonnaise en tube, en pot, en barquette lèvent la main... Rhôôô! Pas bien !
- Mais de quoi tu te mêles, Ep' ? Ils font ce qu'ils veulent tes gentils gens!
- Évidemment, chacun fait comme il veut ! C'est vrai que tout le monde n'a pas eu la chance d'avoir un Pépère René...
- Quel rapport avec la mayo ? Raconte !"

Imaginez...
L'immense cuisine, l'immense table des vacances à la campagne et les petits-enfants qui arrivent, affamés après une après-midi de jeux, d'escalades, de tours de vélo, de parties de raquettes, de liberté...
"Qu'est-ce qu'on mange, ce soir ?"
Arrive alors une des réponses préférées de la ribambelle : une salade de tomates (du jardin, bien évidemment), du rôti froid avec de la mayonnaise, du Carré de l'Est et du gâteau de riz, fait par Mamie (pas Nova mais à nous).
YOUPI!
Alors commence le cérémonial de la mayonnaise...
Mon grand-père sort un bol, THE bol, l'Arcopal© avec la marguerite qui a toujours tous ses pétales mais qui sont si pâles, si pâles à force d'être frottés...


Il prend l'œuf qu'il a sorti du vieux frigo voilà au moins une heure. Il prend le pot de moutarde (un de ces verres à moutarde illustrés qui occasionnent tant de palabres au moment de mettre le couvert...), les bouteilles d'huile et de vinaigre, le sel...


 "Zouzou, tu m'aides?"
Aider Pépère à faire la mayo, c'est avoir le grand honneur, l'immense privilège, la lourde responsabilité de casser l’œuf et de n'en garder que le jaune, de tenir le bol puis de verser l'huile sur demande... Et en tant qu'aînée, je me sens investie d'une mission : participer à la réussite de la mayonnaise ! 

Mon grand-père (avec ou sans moi!) ne manqua jamais une mayonnaise ! On pouvait retourner le bol, la mayonnaise tenait au fond, dorée, compacte mais onctueuse, moelleuse et si savoureuse. J'adorais le dernier tour de fourchette grâce auquel mon grand-père décorait la mayonnaise d'un petit "pique" au milieu du pot.

Depuis cette époque, bien qu'il nous ait quittés trop tôt, mon grand-père est à mes côtés à chaque fois que je fais une mayonnaise...

"Que ceux qui ont remarqué l'excellent jeu de mot proposé dans le titre lèvent la main! C'est bien !"

dimanche 12 février 2017

& L'Orphelinat de Nicolas

Une centaine de petits tabourets de bois brut, quelques chaises, une table et un lit du même bois.
Chacun s'assoit. Un à un, les tabourets prennent vie.
Un bocal d'amandes grillées, trois masques de lapins, des cuillères en fer blanc, une photo et un livre.
Le livre.
"Le Capitaine Fracasse".

Appuyé contre le dossier d'une des chaises, il attend le silence des tabourets.
Puis il lance sa première réplique:
" Je vais te dire un truc : la vieillesse, c'est pas une excuse. Il n'y a pas d'adultes, il n'y a que des enfants qui abandonnent.[...]"

Ses deux compères lui répondent...
Sans pause, sans relâche, sans entracte, comme les battements de nos cœurs, tous trois déclament, racontent, témoignent, questionnent, accusent, se confient, se souviennent tout en virevoltant artistiquement au milieu des tabourets habités.

Par leurs regards si chaleureusement humains, par leurs mots simples mais si savamment choisis, par leurs gestes qui enflamment les cœurs, ils nous emmènent au fin fond du Morvan, dans l'abominable orphelinat des Vermiraux.
Jusqu'à la fin de la pièce, durant une heure, on est orphelin.

Et quand Fracasse (alias Nicolas Turon), nous tend une cuillère, nous défend contre les bandits des grands chemins ou contre le duc de Vallombreuse avec un oreiller, nous emmitoufle dans sa cabane d'enfance, nous délivre de la Vidaline, nous raconte pourquoi il est comédien, on a les yeux qui piquent...

Il est de ces spectacles qui changent notre façon de voir le monde.
"Fracasse ou la révolte des enfants des Vermiraux", présenté par la Compagnie des Ô, est de ceux-là !
Si Fracasse passe près de chez vous... n'hésitez pas : déplacez-vous ! 




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