dimanche 17 août 2014

& Les deux beaux-frères

Un jour, je devais avoir une quinzaine d'années, ma grand-mère me tendit un petit carnet de 14 cm sur 7 cm, dont la mince couverture noire de carton bouilli était largement déchirée dans sa partie supérieure. 
Elle me dit, sur le ton énergique et expéditif qui la caractérisait: "Tiens, j'ai retrouvé ça. Tu sais que je jette tout ce qui est vieux alors si tu ne le prends pas, je le fiche au feu!"

Je pris avec délicatesse le mince carnet et l'ouvris.
Les légers feuillets mobiles discrètement quadrillés retenus par la fragile couverture étaient entièrement couverts d'une écriture violette, régulière, sans espace entre les paragraphes, sans marge et sans alinéa d'aucune sorte.
Sur le premier feuillet, on pouvait lire:
Carnet de Route
appartenant à Charles 
M... caporal au
169ème régt d'infanterie
8ème compagnie

Au verso:
Campagne 1914-15-16

Ier Août - Départ de Vézelise, le samedi 2 heures du soir. Arrivée au 169ème à la caserne du Châtelet à Toul à 6 heures. Je suis affecté à la 7ème compagnie. Je suis habillé et équipé le même jour. Je couche à la caserne.
II Août - Je pars rejoindre ainsi que d'autres réservistes la compagnie au Fort de Villey-le-Sec en passant par Dommartin.
III Août - Nous commençons à faire des tranchées, abattre des arbres, enfin mettre le fort en état de défense.

Et cela se poursuivait, jour après jour, sur une vingtaine de feuillets...

J'ignorais, à l'époque, que tant d'autres petits carnets du même genre seraient retrouvés, là, dans un vieux coffre de grenier, ici, dans une vieille boîte à biscuits en fer, ailleurs, dans un tiroir d'armoire toute vermoulue ou sous une pile de draps brodés et piqués ou encore dans un sous-main de cuir embossé puis qu'ils seraient remis à des gamines ou des gamins amateurs de "vieux trucs". J'ignorais ce jour-là que j'avais entre les mains un authentique "carnet de Poilu"!

J'appris alors que Charles, le jeune caporal du carnet avait épousé sa jolie Marie en 1913 et je savais déjà que le frère de Marie, avait épousé sa belle Rose en 1911.
Puis la guerre avait éclaté.

Et tandis que Charles creusait inlassablement des tranchées dans les terribles zones de combats de l'est de la France, qu'il crapahutait de long en large dans sa chère Lorraine selon la fantaisie des très haut-gradés et qu'il voyait un à un les villages martyrs tomber en ruines et disparaître en cendres, son beau-frère Auguste, le fort maréchal-ferrant, partait à fond de cale avec mules, ânes et chevaux vers les Dardanelles, redoutant les mines sur mer, l'habileté et les ruses guerrières des Ottomans et les difficultés d'approvisionnement en eau sur terre pour lui et ses chevaux.

Les deux beaux-frères ne fêtèrent pas le 11 novembre 1918 ensemble.
Charles est "mort pour la France" le 20 décembre 1916 aux Chambrettes.
Auguste est rentré des lointaines Dardanelles et à la fin de la guerre, a pu retrouver femme et fillette.

De 1914 à 1918, partout où le canon a tonné, de Verdun à Salonique, sur terre, sur mer et pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, dans l'air, les hommes ont terriblement souffert.
La mémoire collective, si facile à orienter, si propice à s'enflammer et à suivre aveuglément les médias dans ce qu'ils proposent de plus "accrocheur", de plus spectaculaire et de plus "vendeur", ne doit pas occulter les millions de mémoires individuelles et les milliers de petits carnets en carton bouilli remplis d'authentiques souffrances, de pathétiques errances et de fragiles espérances.

19 commentaires:

  1. Eh bien tu vois, ce petit carnet me fait bien plus d'effet et me procure un bien plus grande émotion que toutes ces émissions à grand spectacle...
    Peut-être parce que je me dis qu'un jour, je le verrai de mes yeux...cela voudrait dire que j'aurais enfin fait ta connaissance, Ep.
    J'ai chez moi une carte postale dédicacée à ma mère par le Maréchal (c'est moins glorieux, étant donné le contexte historique un peu fumeux, mais c'est quand même très émouvant de se dire que ma mère a dû chanter, à 10 ans, "maréchal nous voila" dans sa classe, devant lui)

    Ps est-ce que tu as reçu mon mail du 5?
    ** Bisous célestes *\

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    1. Oui, oui, j'ai reçu ton mail et j'y ai répondu dès mon retour chez moi. Merci tout plein, tout plein.

      Ce petit carnet, lorsque je l'ai dans les mains, me bouleverse, vraiment. Je ne voyais pas comment ne pas en parler en cette année du centenaire et je suis heureuse que le petit caporal soit désormais sorti de l'anonymat grâce au net.
      A défaut de légion d'honneur, tous les Poilus de la grande guerre devrait avoir un billet personnalisé sur la toile en hommage à ce qu'ils ont enduré, ne crois-tu pas ?

      En ce qui concerne la carte que tu cites, comme tu le dis très justement, de quel droit pourrions-nous remettre en cause des documents d'avant, rédigés en d'autres temps et soumis à d'autres valeurs que celles d'aujourd'hui ? Garde précieusement cette carte, souvenir d'une époque vécue par nos proches, parfois douloureusement.
      Bises 'Ep'

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  2. Bonjour Ep'.
    Que d'émotions en lisant ce billet ! J'ai eu moi aussi, entre les mains, des écrits, des réflexions de la bouche de mon grand-père et de mes yeux, vu ce que cette maudite guerre avait fait de ces soldats revenus du feu de la mitraille. J'ai vu un oncle devenu fou parce qu'il avait dans la colonne vertébrale un morceau de fer qu'une explosion d'obus lui avait fait cadeau en l'enterrant . .. C'est à sa mort, des décennies plus tard qu'à l’hôpital, ce fut découvert. Pour lui et sa famille ce fut l'enfer durant toute une vie. Combien de jeunes soldats ainsi que leur famille ont vécu semblables drames ? Les guerres sont des fléaux qui n'ont de sens que l’orgueil des dirigeants des pays en guerre. L'histoire continue ces horreurs ailleurs mais hélas la souffrance est bien là et c'est aujourd'hui....
    Belle journée Epamine et merci pour ce billet poignant.
    BIZZZ de DOUCY.

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    1. Je sais les tourments que les gens de ton âge ont vécus et les douloureux moments que la guerre a imposés à ceux de ta génération.
      Que le monde s'apaise et que les générations à venir ne connaissent jamais les affres des conflits meurtriers ni sur notre territoire ni ailleurs.
      C'est un vœu d'utopiste mais tant pis.

      Bises d'Ep'

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  3. Brassens l'a chanté dans sa chanson "les deux oncles" :

    ces deux myosotis fleuris dans mon jardin:
    Un petit forget me not pour mon oncle Martin,
    Un petit vergiss mein nicht pou mon oncle Gaston,
    Pauvre ami des Tommies, pauvre ami des Teutons...

    Et n'oublions pas la mémoire de cette ordure de général Nivelle à qui on doit la mort de 135000 hommes au chemin des Dames, pour rien, oui pour rien !

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    1. Merci tout plein pour ce bel écho musical à mon billet. J'avais oublié cette chanson dont les paroles, comme toutes celles de Georges, sont si vraies.

      En ce qui concerne les deux-beaux frères, je pourrais chanter:
      "Un petit "on ne t'oubliera pas" à mon arrière-grand-oncle Charles.
      Un petit " bienvenue chez toi" à mon arrière-grand-père <a href="http://epaminondas-lesesperluettesdepamin.blogspot.fr/2009/07/nicolas-mangeon-donat-euphrasine-et-les.html>Auguste</a>.
      En effet, le maréchal-ferrant, épargné aux Dardanelles, a retrouvé sa fille qui était... ma grand-mère.

      Nivelle et bien d'autres étoilés auraient dû être jugés pour leurs innombrables et stupides décisions sanguinaires. Et dire que c'est Jaurès qu'on a assassiné!
      Bises d'Ep'

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  4. Bonne-maman voulait jeter, ouf tu étais-là toi.... Mon grand-père fut appellé aussi, il laissa derrière lui un fils né 1905 et son épouse... S'il n'était revenu de cette boucherie, ni ma tante, née en 20 ni ma mère née en 25 n'auraient vu le jour, ni moi.... et dire qu'il y eut encore 40-45 et la guerre d'Algérie... Merci Ep'.... JB

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    1. Je n'ai pas pu sauver, hélas, un énorme coffre de vieilles cartes postales... Snif, vraiment!

      Comme toi, je déplore que cette boucherie innommable n'ait pas servi de leçon aux hommes décideurs et qu'en cet instant où j'écris ces mots, des hommes, nos voisins de terre, meurent sous les bombes et la mitraille.
      Ep' si déçue parfois de l'humanité

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  5. Ep' tu ne peux pas imaginer comme je suis ravie pour toi qu'on t'ait donné ces petits carnets qui racontent la vie de ces hommes .Ecrire les aidait à survivre .Certains écrivaient même des poèmes .
    Ma grand -mère maternelle ( mariée avant cette guerre en 1912 et mère d'un enfant ) a perdu son premier mari à la guerre .Dix ans plus tardb , elle a épousé celui qui est devenu mon grand-père .
    A son décés ( 95 ans ) ses enfants ont ouvert une boîte qui contenait tous ces petits carnets .Beaucoup de mots s'adressaient à son premier enfant né en 1913 ..Elle n'a jamais parlé de cette boîte ,ni montré .Celui qui aurait du avoir les carnets les as vus à 77 ans et n'a pas voulu les lire .C'est donc sa fille ( ma demi-cousine ) qui les a et en fait bon usage .Mais que de cachotteries!Voilà pourquoi , je suis si contente pour toi que tu les aies récupérés
    Merci pour ce post .Bises bourbonnaises
    Nicole.

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    1. Au regard de l'écriture régulière tout au long des feuillets, je me demande si ce n'est pas une tierce personne qui a recopié le carnet de Charles, d'autant qu'il est écrit en toute fin du carnet "Tué à l'ennemi le 20 décembre 1916 aux combats des Chambrettes".
      Qu'importe, les mots qui y sont posés sonnent douloureusement et retracent deux années et demi de déplacements permanents au milieu de villages en ruines, de tranchées boueuses, de canons meurtriers et d'abri de fortune.

      Dans toutes les familles, des documents sont découverts un jour, par des mains innocentes et l'histoire d'avant ressurgit sans explication, hélas, le plus souvent.
      Ne perdons pas le fil des histoires de nos familles...
      Bises d'Ep'

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  6. Décidément, il est des hasards..., j'ouvrais aujourd'hui même, à une date anniversaire une série sur le même thème. Ces périodes d'existences sont si dures et éprouvantes que ceux qui les ont vécus avaient beaucoup du mal à rouvrir les carnets de souvenirs... mais ta grand-mère "expéditive" devait bien te savoir tout à fait digne de cet héritage d'histoire familiale. J'ai beaucoup imaginé devant une veste d'officier et retrouvé aujourd'hui pas mal de choses, mais en guise de carnet, 4 feuillets seulement. Puisse cette somme de millions de souvenirs atroces, mais aussi les ouvertures d'archives (CICR sur prisonniers de guerre ouvertes le 05/08), les études sur les désertions, les mutilations, la peur, les maladies des tranchées... contribuer à instiller un peu d'humanité là où il en manque tant encore.
    Merci Epamine

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    1. Comme je le dis chez toi, cette similitude de thème n'est pas un hasards, mais juste un système de pensée sensiblement (au sens propre!) similaire.
      De plus, ce mois d'août fut terrible en Lorraine en 1914 et de très très nombreuses communes ont été martyrisées par les canons allemands. Pas étonnant donc que nous évoquions cette semaine nos ancêtres pris dans la terrible tempête de mort et de feu d'il y a cent ans.
      L'instillation d'humanité... Hélas, en certains points de notre globe, ce serait plutôt la distillation.
      Et dans un mauvais jeu de mot, savoure bien, à la fin du mois, la 'tite mirôbelle de Rozelieures, savamment distillée.
      Bises d'Ep'

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    2. Excellent le site du CICR. Merci pour l'info, Francis!

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  7. Il en ressort beaucoup de ces carnets de balles, carnets de survie, en ce moment.
    Enfin, ces poilus qui courent d'une tranchée à l'autre, baionnette en avant, retrouvent par ces écrits leur existence, leur dignité d'être humains avec sentiments et réflexions.
    Combien de guerres depuis 14-18 ? Combien de morts, de familles disloquées ...?
    Et ça continue de plus belle maintenant que la guerre est présentée comme un jeu vidéo ... On aura les témoignages via Facebook ?

    Merci Epamine pour ces petits carnets si importants pour mesurer ce qu'est la vraie Histoire des Hommes.

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    1. (joli, tes "carnets de balles"!)

      Ce qui me surprend dans le carnet de Charles, c'est l'absence d'émotions, d'expressions de sentiments positifs ou négatifs. Comme je le dis à Nicole, plus haut, si ce carnet a été recopié, ce peut-il que l'on ait lissé les phrases pour les rendre "militairement correctes"? Charles raconte avec précision ses déplacements, les lieux, les régiments mais pas de mots de peur, de faim,de froid ni de chaud.
      Etait-ce les consignes?
      Merci Yanik pour ton commentaire avisé qui fait réfléchir à la place de la guerre sur internet.
      Sourire d'Ep'

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  8. un petit carnet bien précieux mais un moment de la vie que des hommes se seraient bien passés de vivre

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    1. Des mots précieux pour une vie précieuse, hélas disparue.

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  9. Réponses
    1. Ces feuillets si fins me bouleversent à chaque fois que je les regarde.

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